Il a quelqu’un dans ce monde dont il faut parler de temps en temps. Si l’on commence avec une phrase pareille, c’est que la plupart du temps ce sont des gens de peu d’importance dont on veut parler. Mais quelque part, ils ont néanmoins été bénis d’une signification, une signification qu’il faut parfois aller trouver au fond de leurs yeux, au fond de leur premier paraître physique aux nôtres, aussi insignifiant qu’il soit. Aujourd’hui, je dois vous parler d’une femme que j’ai connu, une femme comme cela, une femme qui faisait partie de ma famille. Remarquez, j’en parle au passé, mais elle n’est pas morte. Pas encore. C’est juste qu’en ce moment je ne suis plus en mesure de la revoir, alors, pour le moment et ce moment seulement, elle appartient au passé. Parlons-en. C’était une cousine, mais aussi une nièce et une fille. Elle n’eut jamais d’époux, et elle ne fut jamais mère non plus. Vivant à la ferme de ses parents à deux kilomètres du village, elle s’y rendait parfois rendre visite aux vieilles tantes et leur descendance. Ce fut en général à l’occasion des réunions familiales qui avaient lieu soit chez l’une d’elles, qui habitait au centre du village, soit dans la salle des fêtes à côté.
Quand on se réunissait, on venait la voir et la saluer, on lui demandait comment cela se passait à la maison, et comment allait le père. Elle répondait à toutes ces questions en hochant de la tête, en gazouillant de son lourd accent gascon ; on l’avait tous ; et comme tout le monde causait, elle restait au côté d’une de ses vieilles tantes et suivait avec intérêt la conversation que celle-ci entretenait avec une autre nièce. On emmenait aussi les enfants à l’occasion de ces réunions, surtout quand on venait de loin, car on voulait voir comment cela grandissait depuis la dernière fois. A ces enfants-là, venus de loin, elle ne connaissait pas les prénoms. Elle les regardait s’amuser à se courser entre les chaises et autour de la table, en poussant des petits cris, aigus de surprise et d’énergie de la petite enfance.
Comme on avait pris l’apéritif chez l’une des tantes, on allait peu après à quelques kilomètres de là dans un restaurant près de Samatan. La famille, par son grand nombre, dut emprunter trois voitures pour s’y rendre. On devait ce repas à l’une des arrières tantes, qui avait commandé par téléphone deux poules pour le plat principal. Elle connaissait bien les propriétaires du restaurant : depuis neuf ans, elle s’y rendait chaque année. Là-bas, les gens l’appelaient affectueusement ‘Mamie’, et ils n’hésitaient jamais à baisser un peu l’addition quand elle déjeunait chez eux.
A cette époque de l’année, on avait tout moissonné, les vins étaient vendangés, les récoltes terminées et les sillons déjà creusés. Dans le pays du Gers, les collines labourées offrent au passant un curieux spectacle : dès lors qu’elles ont été sillonnées, l’ombre au fond de leurs rainures ainsi que les riches contours de la terre donnent une impression d’un paysage marbré dans la lumière du coucher de soleil. On aurait presque dit la Palouse, si ce n’était pour la verticalité des sillons ou encore pour les bocages. Il y a là toute une beauté, un mystère exotique et la mélancolie d’un tableau de Van Gogh. Mais en fin d’automne, les couleurs ternissent. La cousine laissait défiler le paysage sans vraiment le contempler ; et elle se retournait parfois et lançait un regard vers une de ses tantes ou ses autres cousins. On lui demandait si cela se passait bien ; oui, tout allait bien, et elle revenait à sa fenêtre et son paysage, une petite main potelée posée sur la portière.
A table, elle demandait tout fort si l’on n’avait pas un morceau de pain pour elle ; les convives se questionnaient entre eux, reposaient la question et faisaient passer du pain là où elle était assise. Elle mangeait très peu, se bornant à une carotte, un morceau de poule et de la farce, pour « compléter ». Elle ne finissait pas entièrement son bouillon, parce qu’elle n’aimait pas ça. Elle évitait de manger des hors-d’œuvres et ne prenait pas de dessert non plus, parce que le médecin lui avait interdit de manger trop de gourmandises à cause de son foie.
C’était une petite femme humble et débonnaire ; une personne simple, au sens qu’elle menait une existence insignifiante. Son seul parent vivant encore depuis les dix dernières années était son père. Ce dernier s’occupait de sa fille comme il pouvait, et elle en faisait de même pour lui. Pour l’aider, elle entretenait la maison avec un soin particulier, elle l’accompagnait parfois en ville, lui qui avait son permis de conduire. Mais la plupart du temps, elle restait seule dans la maison.
Quand le père rentrait le soir du travail des champs, c’était lui qui préparait le dîner. Le matin, il emballait dans du plastique un morceau de foie avec du pain et partait de sitôt. Sa fille ne mangeait pas de la journée, car elle ne savait pas cuisiner. Une vieille amie d’enfance leur envoyait parfois des confits et des magrets qu’elle préparait elle-même. Parfois, la fille du vieux fermier allumait le gaz et faisait réchauffer quelque chose, qu’elle mettait dans une casserole et le faisait tourner avec une fourchette d’un même mouvement lent et circulaire, sans s’arrêter. Et quand elle éteignait la cuisinière, elle tenait la casserole gauchement, toujours en faisant tourner les aliments. Peut-être considérait-elle cela comme un geste divertissant ; cela donnait quelque chose à faire aux mains.
Tout ce qu’elle fit, ce fut de rester dans la maison, toute la journée, dans une petite maison paysanne, attendant le soir, attendant que son père rentre des champs. Et qui sait ce qu’elle faisait pour s’occuper quand le ménage était terminé, sachant qu’elle n’écoutait pas la radio, et qu’elle ne savait pas lire. Que pouvait-elle bien faire ? Elle ne priait jamais le Bon Dieu ; elle ne savait comment, ni pourquoi, et de toutes façons, elle était aussi étrangère à la Providence qu’elle aurait pu l’être à l’Arsenal. Elle priait néanmoins sa sainte, qui était il y avait longtemps de cela celle de sa mère. Une croix de bois chétive était accrochée à un clou au-dessus de son petit lit de fer poussé dans le coin de sa chambre. C’était un ange qui avait aidé sa mère pour s’endormir et rejoindre les autres, disait-on. Mais elle la laissait là parce qu’elle trouvait que cela faisait joli comme décoration, et rien de plus.
Jamais, elle n’eut le soupçon que peut-être dans le silence éternel qui régnait entre les murs ternes, le temps filait. Personne ne pourrait savoir ce qu’était sa vie. Le père sortait le matin et rentrait le soir. Entre temps, une ellipse. Si elle ne faisait rien, peut-être qu’elle n’était pas. Peut-être cessait-elle d’exister. Mais il la retrouvait toujours, assise sur une petite chaise, dans les ombres tièdes du soir, elle dont le regard était fixé sur les branches d’un arbre solitaire au dehors, remuant ses feuilles bruissantes au son des imperceptibles lamentations des morts.
Depuis la Grande Guerre, il y avait presque cent ans de là, ces collines s’étaient bien vidées. Beaucoup étaient partis, et pendant quatre-vingt dix ans bien peu étaient revenus. Probablement trois personnes débarquèrent ici pour oublier (une vie, une ville, des gens, un monde) et pour se faire oublier. A l’entrée du village, après avoir gravi ce flanc étroit de la fabuleuse colline qui rappelait le flanc des pics, on se retrouvait sous une lourde chevelure noire, effilée et pleine de nœuds, qui semblait chercher à brosser la carrosserie de ses pointes : c’était celle des vieux arbres avec leurs furoncles et leurs verrues boursouflées à l’écorce, qui se tenaient sur la pointe des pieds, luttant eux aussi avec l’étroitesse de la pente. On arrivait de derrière l’église, une grande église poussiéreuse, les os d’une église, le bois vermoulu rendu gris par l’âge et le vent. Depuis longtemps, on ne l’entretenait plus. On ne pouvait avoir un curé pour une poignée de personnes ; vingt à peine était-on maintenant dans le village. Alors on avait fermé l’église ; elle fut abandonnée à elle-même. Et puis, ce fut l’éternité qui commençait. On peut toujours imaginer ce que peut serrer cette église dans son grand abdomen mort. A l’intérieur doit y croupir l’odeur de la dernière messe, vieille de quatre-vingt ans, l’odeur de quelques villageois d’une génération perdue, de ses femmes parfumées, des coiffures d’enfants, de souliers et l’odeur d’étoffe. Des odeurs si vieilles qu’elles doivent être à peine perceptibles ; sûrement se sont-elles réfugiées dans les pores des pierres. Depuis quatre-vingt ans, la nappe de l’autel est toujours là, recouverte par une fine couche de poussière qui s’accumule lentement. Entre les rangées, quelqu’un (nous n’aurions jamais pu dire qui) a du oublier son livre de chants sur un banc. Une Vierge de pierre se dresse dans une chapelle dans le mur du fond, à quatre mètres du sol, le regard fixé sur des portes qui ne sont point prêtes à se rouvrir. Elle a vieilli, les années ont passé, avec leurs jours et leurs nuits, et toujours elle semble-t-elle attendre, l’Enfant dans ses bras, regardant toujours droit devant elle, surplombant les rangées de bancs et de prie-dieu, toujours vides. Seulement, elle ne semble pas comprendre qu’ils sont à jamais vides ; on ne rentrera plus en ces lieux. Se tenir debout dans un creux dans le mur, ayant pour seule compagnie ces rangées vides, un enfant en pierre, avec du ciel rentrant par les vitres n’éclairant rien, rien qu’un néant, un passé. Etre dans un lieu oublié à huis clos, les mois passant, les années, être témoin de la levée de la lumière dans une église sans vie, et subir la tombée de l’obscurité seul devant des fantômes de bancs, se sentir glisser encore un peu sur la pente de l’oubli éternel, de la mort et l’oubli même du soleil, qui n’aurait pas horreur du sort de cette Vierge emprisonnée? En cela on peut dire que s’il y avait une chose sur cette terre qui connaît la véritable signification de l’éternité, qui sait ce que c’est réellement, par le fait qu’elle la voit là devant elle, c’est bien cette Vierge de pierre, qui attend toujours l’ouverture des grandes portes elles-mêmes mortes.
Le jour de la Toussaint, cette même famille passa devant l’église avec des chrysanthèmes à la main, et elle cheminait à bon pas sur le chemin de gravier qui menait au cimetière, qui était aménagé sur l’une des pentes de la colline. C’était un cimetière de taille moyenne, avec une fosse commune au fond, tout en bas, à gauche, où l’on disposait d’ossements oubliés pour récupérer de la place.
Le père de la petite femme était mort aux champs il y avait un an de cela. A présent, elle vivait toute seule dans la maison, et avait à acheter deux pots de chrysanthèmes quand il fallait décorer le caveau. Elle les portait dans le creux de ses bras, et marchait d’un pas rapide dans la descente en soufflant bruyamment. Lorsqu’on pénétra les lieux, tout le monde devint silencieux, et se dispersa entre les tombes pour retrouver leurs morts. Un d’entre eux était resté à l’extérieur du cimetière, le temps de fumer une cigarette. Je m’approchais d’une de mes vieilles tantes, qui se recueillait près de la tombe de son mari. Elle énonçait une courte prière pour lui, tandis que je contemplais les lettres plaquées d’or gravées dans le marbre. Je me retournai pour apercevoir le monument aux morts de la guerre de 1914-1918 au loin, que l’on avait placé devant l’église. Je me rappelai, après avoir lu les noms des sacrifiés, qu’une famille du village avait perdu sept de ces fils.
Une autre cousine nous rejoignit et commençait à nous parler tout bas. Elle m’avoua sa peur d’être jetée dans la fosse commune, une fois qu’on l’avait oubliée, me dit-elle. Je mis ma main sur son épaule et lui promis que je ne laisserais pas cela se produire, qu’elle pouvait compter sur moi pour que son lieu de repos soit toujours fleuri. Elle me sourit et me dit que j’étais bien gentille, comme petite cousine, quand on entendit soudain quelqu’un s’écrier,
« Il est là, tiens, tu vois ! » C’était la petite femme qui avait perdu son père qui montrait le caveau où gisaient ses parents. Je m’avançai vers elle et l’aida à placer ses pots de chrysanthèmes sur la tombe. Nous arrangeâmes les fleurs et balayâmes les feuilles d’un arbre qui étaient tombées là. Elle se redressa, regardant le caveau par-dessus sa poitrine de petite femme corpulente, les mains croisées, et nous restâmes silencieuses. Enfin, elle se mit à parler la première, et ce qu’elle eut à dire, elle le dit soudainement, et ne me laissa à peine le temps de me préparer à entendre une telle chose. Elle dit,
« Bon, les voilà, les voilà tous les deux, maintenant il ne manque plus que moi. Après moi, on fermera le caveau, et comme ça je serai avec papa et maman. »
Ceux qui ne jouissent pas d’un avenir peuvent au moins se consoler en pensant que nous avons tous le droit à une destinée.