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Une Française en Amérique
24 juin 2012

Les Goélands

Il sait de quoi il parle. Même détruit, il est conscient du vrai. Parfois, je me demande s'il n'est pas le seul être au monde à avoir flairé le monde à ma manière. Il est, je pense, mon être plus intense. Il ne croit pas en l'au-delà.

 

Il me faut trouver l'enfer sur terre tant que je vis...

cela te parraîtera illogique,

mais peut-être qu'un jour tu comprendras.

En attendant je t'en prie,

Ne reste pas ici, mon élégie.

Vas-t'en, tu ne me mérites pas,

Je ne suis rien d'autre que décevant

Ne me laisse pas te gâcher ton temps.

 

Je m'assis parce qu'il m'épuisa; ça il le sentait. Nos yeux traînaient sur les flancs de la Skagit; nous parlions, je crois, de musique. N'étant pas une native, je murmurais interrogativement le nom de la rivière, mes cils brossant les eaux. Il salua mon accomplissement, il m'encouragea. Oui, c'est bien la Skagit, mon amie... ma petite Française bien-aimée atterrie là, rien que pour moi, de toutes les personnes grouillant sur ce pauvre monceau de planète, et c'est moi que tu as choisi... il sourit seul. Ses longs doigts cherchent une cigarette dans sa poche. Je le rejoins, il me tend un feu. Nous brûlons au bord de l'eau.

 

De l'autre côté des flots s'élève la colline boisée où se perchait mon oiseau. Je me disais que les nuits devaient êtres froides. Il ne disait rien, sirotant sa nicotine, caressant son égo le temps d'une illusion. Son coude tourné vers moi se tenait au niveau de mon bras, les cheveux noirs d'Indien lui coulant de sous son chapeau crasseux. Et mes doigts affamés se tendaient dans ma poche. Mon coeur ridicule, les joues écrasées contre ma cage thoracique le fixait avec les yeux de la famine. 

 

Souvenirs, souvenirs. Souvenirs de mon demi-indigène. 

 

  Son bras était là, je ne l'ai pas pris. Son coeur était présent mais refusait de s'ouvrir. Nous étions deux enfants au bord de la rivière; deux bambins de vingt ans et nous parlions de musique. Il me parlait de l'armée. Classiquement, il m'avouait ne jamais vouloir y retourner. Mais plus sérieusement, il m'avouait ses peurs. Il me confiait qu'il cauchemardait qu'on vienne le reprendre à cause d'une bonne raison planquée dans un obscure dossier soutenue par un code inconnu classé aux fins fonds des secrets de la grande muette des Etats-Unis d'Amérique... il en suait la nuit et je le croyais, parce qu'au même moment son regard s'est s'enflammé. 

 

  Un oiseau dissident, militaire et Indien survolant sa misérable vallée dans son abominable citron vert de Chevy Nova daté mille neuf cent soixante dix. Une voiture à muscles, dit-on; d'un effort musclé il y a foutu un gros trou là ou se trouvait la serrure du coffre. Il fait son clown fier, et il m'explique d'un air amusé qu'il la remplacerait avec une poignée de porte. Il m'ouvre la porte du côté passager et je m'installe, le temps qu'il examine le tout au moindre détail. 

Les sièges s'avèrent de la merde impériale et je ne manque pas de déchirer mon collant sur un espion coupant. Evidemment, il a tout vu et a tout entendu; plus inquiétant encore, il ne fait aucune remarque. Quelle horreur.

 

  Qu'une demoiselle déchire son collant dans sa caisse à lui a bien dû lui faire plaisir. Le moteur démarre en crachant, et l'on repart en grosse toux. Au début; la route, sinon, défilant au son d'une longue indigestion d'essence sans fin. On passait au-travers de la ville insignifiante, avec son supermarché comique, son centre-ville négligeable, la gueule médiocre du traffic. Au restaurant mexicain du rond-point, une fausse blonde de prostituée s'est vomie dessus. Trop de margaritas, certainement- bienvenue à Sedro-Woolley, le centre culturel de l'univers.

 

Mal à l'aise. On passe devant une école avec un espèce de terrain vague où les enfants jouaient au foot. Et là, tu y es allé quand tu étais gosse? Non, même pas. Il m'expliquait quelque chose mais je n'ai rien retenu. Ce n'était sûrement pas important. Mais bon, à part cela il aimait les oiseaux, surtout les goélands. Les goélands? Ah, mais tu ne joues pas dans Le... goéland, de Chekhov, en ce moment?

 

Si... je suis Nina... je suis un goéland... non, ce n'est pas cela... je dirais plutôt une mouette...

Il veut voir la pièce. Il ajoute au passage qu'il aimerait qu'un de ces jours je lui chante un air en français. Et moi, je revois la dernière scène avec le suicide de Treplev... le pistolet dans le tirroir... c'était là qu'il l'avait planqué. Le revolver caché dans le bureau, c'était son idée à lui.

Je suis un goéland; moi aussi, il m'est arrivé de fixer le fond d'un revolver. Ce n'est pas terrible, comme sensation. La Nova garrée dans un coin du parking du Food Pavillion, à quelques mètres de ma voiture, on parle encore de théâtre. (Coupe le moteur, tu gâches de l'essence.) Je suis Nina, je suis le goéland. Sur scène, les sanglots me convulsent. J'en écoule de partout. De tout mon nez, de tous mes poings, de tout mon corps dans ma vilaine robe noire je tente de les retenir. Vas-y, pètes-toi un trou dans le crâne, le Treplev, et vas voir si j'en ai quelque chose à faire. Le plus je te fixe, le plus tu deviens ma tombe à ciel ouvert. Le plus je te convoites, le plus je m'évide. Elégie trahie, spiritualité gâchée. Je remonte à la surface, en manque de nicotine. Goéland devenu corbeau qui m'apporte les scrupules. Je reste et puis je crève. 

 

On parle d'oiseaux, parce qu'il aime ça, les oiseaux. Quand il en parle, il a les yeux grands ouverts comme un faon et ses lèvres crépitent. Il aime les pies, surtout. Les pies d'Europe.

 

Et euh... bon, question bizarre mais... toi, si tu étais un oiseau, lequel serais-tu?

 

Moi? J'en sais rien. Un aigle, probablement. Un aigle royal, comme ce qu'il y a chez nous en France. Et toi?

 

Un roitelet, perdu au fond de la neige. 

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  • Je vous écris du fin fond du Nord-Ouest américain, où je suis courament expatriée. D'ici, je présenterai des écrits traitant de la vie d'exilé, des expériences cosmopolitaines, ainsi qu'un visage méconnu de l'Amérique contemporaine.
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